Quelques jours avant l'annonce tonitruante du jeu The Witcher 3 qui empiètera sur les plates-bandes de Skyrim (ce qui me fait complètement débander, mais j'ai envie de croire que nous, Polonais, sommes capables de faire ce que les Amerloques sont totalement inaptes à réaliser depuis 15 ans : un monde ouvert AVEC un scénario), j'avais achevé le septième et dernier tome de la saga du
Sorceleur, réédité chez
Milady, le label poche de Bragelonne, que l'on connait surtout pour sa bit-lit et ses novélisations de jeux vidéo.
Et de novélisation ici, il n'est pas le cas, puisque les nouvelles et romans mettant en scène Geralt de Riv sont très antérieurs à ces pépites vidéoludiques que sont les Witcher, et qui ne représentent que la dernière tentative d'adaptation des aventures de notre sorceleur préféré. En effet, en Pologne, Geralt a connu tous les formats, de la série au dessin animé en passant par le film, la bande dessinée ou le feuilleton radiophonique. A tel point qu'il n'y a en fait aucun équivalent français à Geralt, aucun personnage connu de tous et de tous les médias, aucun héros transcendant les codes générationnels et les évolutions technologiques.
Il a pourtant fallu que The Witcher soit annoncé pour que le monde découvre la saga culte de Andrzej Sapkowski et s'approprie son univers mêlant
l'héroïc-fantasy la plus classique aux réflexions les plus modernes, je dirais même les plus avant-gardistes. Que cela soit dit sans ambages : la saga du Sorceleur est un
incontournable de la littérature med-fan, une œuvre à côté de laquelle passer est criminel, et qui envoie péter à des millions de kilomètres son adaptation vidéoludique, dont chacun s'accorde pourtant à reconnaître la grande qualité. C'est dire.
La réédition française ne poussait pourtant pas à la consommation. Avec ses couvertures reprenant des artworks assez moches de The Witcher 2 (un comble quand on connait la beauté du jeu), il est facile de prendre les romans pour de vulgaires novélisations de basse extraction comme on en trouve tant chez l'éditeur. Et qui a envie d'avoir l'air con devant ses collègues ou dans les transports, en lisant ce qui semble être une immonde resucée de Donjons et Dragons pour gros geeks qui puent des pieds ? Une erreur tactique de la part de Milady donc, qui certainement pénalisera cette saga au point de lui interdire l'accès à la catégorie des Grands Classiques qu'elle mérite pourtant tant et plus.
Les deux premiers tomes regroupent des
nouvelles introduisant l'univers du Sorceleur. Ils sont suivis par cinq tomes narrant une seule grande et belle histoire, qui trouve cependant son origine dans les nouvelles ; il est donc indispensable de les avoir lues pour profiter pleinement de cette saga grandiose qui
revisite totalement les poncifs de l'héroïc-fantasy à la sauce mature. Pour ceux qui sont allergiques aux jeux vidéo de qualité (ça existe !), une petite mise en situation s'impose.
Dans les contrées du Nord, monstres et créatures étranges pullulent depuis que la Conjonction des Sphères a fait se croiser plusieurs mondes parallèles l'espace d'une seconde, ce qui a suffi pour chambouler l'écosystème ainsi que l'équilibre des races intelligentes. Pour lutter contre les monstres, il existe un ordre de mutants, formés aux techniques de combat les plus acrobatiques et à la neutralité la plus absolue : les Sorceleurs. Pour lutter contre la haine et le racisme qui opposent Humains et non-Humains, hélas, il n'existe rien ni personne, si bien que les épurations ethniques vont bon train d'un côté comme de l'autre.
Et au milieu de tout cela, rois, reines, nobles et espions, s'amusent au jeu de la politique, des conquêtes et des influences... à moins que les Magiciennes ne soient derrière tout ça, et que le monde ne soit qu'un pantin dont elles tirent les ficelles à l'envi. Mais dans quel but ?Il ne s'agit pas là du pitch des aventures du Sorceleur, mais du
background passionnant dans lequel on va évoluer tout au long de sept tomes très agréables à lire grâce au style fluide,
tout en dialogue et en excellentes réparties, en humour, en action et en aventure, de Sapkowski.
Il n'y aura pas un seul moment d'ennui, les pages se tourneront toutes seules, grâce à des chapitres courts, riches de
personnages plus facétieux les uns que les autres, tels que Jaskier, le poète coureur de jupons, ou le comte Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy (dit Régis, mon personnage secondaire préféré).
Le suspens sera au rendez-vous, et le plus souvent insoutenable, grâce à une
mise en scène extrêmement efficace empruntant au cinéma et à la série télé. Les dialogues, je le répète, seront la plus grande force de ce récit qui parvient à être touchant, drôle et tragique à la fois, tout en posant des
questions très actuelles au cours de longues conversations d'argumentation, à faire fapper des profs de français blasés par les classiques qu'ils enseignent depuis 20 ans. L'auteur aborde en effet des sujets très divers d'une actualité surprenante, et pousse le lecteur à réfléchir main dans la main avec les personnages, sans morale, sans parti pris.
On notera aussi le modernisme de l'image des personnages féminins, qui révèle chez l'auteur un féminisme intelligent dont peu d'hommes, et encore moins de femmes, font montre de nos jours (et encore moins dans les années 90 au cours desquelles ont été écrits les romans).
Les qualités de la narration et de l'écrivain ne doivent cependant pas éclipser celles du récit et des personnages qui le composent. Ceux-ci, je le répète, bénéficient d'une
écriture exceptionnelle, toute en finesse. On est loin des trois adjectifs qui doivent suffire à définir un personnage, ainsi prisonnier de la décision initiale qui a présidé à sa conception. Dans le Sorceleur, les personnages changent, évoluent, sont parfois paradoxaux, parfois têtus, parfois en tort. Aucun chevalier blanc, aucun chevalier noir, ne vient polluer cette fresque épique dans laquelle le sort du monde est aux mains d'êtres imparfaits, troublés par leurs sentiments, leurs contradictions, leur devoir et leur volonté. Il est ainsi
impossible de deviner de quoi la prochaine page sera faite, et comment l'histoire se finira.
Mais elle se finit. Et de façon magistrale, avec un épilogue à chialer, que devraient jalouser les plus célèbres auteurs souvent rétifs à l'idée d'offrir une fin bouclée satisfaisant les lecteurs. A la lueur de cette fin, il serait intéressant de refaire les The Witcher qui sont, décidément, très très très fidèles aux romans. Trop sans doute.
Il n'existe pas un seul nom propre de The Witcher qui n'ait pas été créé dans les romans ; ça c'est positif. Mais il n'existe pas non plus une seule quête secondaire que l'on n'ait déjà trouvée dans les écrits de Sapkowski, et ça, ça démontre quand même un manque de créativité de la part des développeurs, à moins qu'il faille y voir uniquement l'œuvre de fanboys ultimes, ce qu'ils sont dans tous les cas. Cela soulève quand même quelque inquiétude pour The Witcher 3, car la plupart des missions de Geralt apparaît déjà dans les deux premiers opus. Les ptits gars de CDProjekt seront-ils capables de remplir un monde de quêtes originales sans s'appuyer des deux pieds sur l'œuvre du maître ?
Vous devez imaginer que je suis trop bon public car dès que je parle d'un titre, c'est pour l'encenser, employer les mots "génie", "chef d'œuvre" et "indispensable". Mais c'est tout simplement parce que je ne vous parle pas de tous les trucs médiocres ni même juste très sympas que je lis, écoute ou regarde ! Quand je prends la peine d'écrire un post aussi long et dont je sais pertinemment que seul Makiyaa va le lire (merci mec, je t'aime), c'est parce que j'ai une révélation à partager.
Plus qu'un coup de foudre, un coup de coeur ; plus qu'une passion, un véritable amour. Merci Sapkowski, et merci CDProjekt d'avoir permis l'exportation de ce grand récit parmi les grands.
Maintenant, je vous attends plus que jamais au tournant pour The Witcher 3 !